Texte critique: Florence Keller

Les Fractales de Florence Keller

Viera da Silva se rappelle qu’un jour, juste après la guerre, Wols lui demanda : « Dites-moi, j’aime beaucoup ce que vous faites, mais pourquoi faites-vous « la perspective ? Je sais que cela ne se fait pas dans l’art moderne, mais il fallait que je le fasse quand même » répondi-t-elle. Son œuvre peinte est considérée aujourd’hui comme une des seules appréhensions de la ville moderne qui aient été proposées dans la France de la reconstruction » écrit C. Gonnard et É. Lebovici dans leur ouvrage : Femmes artistes, artistes femmes.
Grilles et espaces, Florence Keller ouvre des horizons poétiques nouveaux. Sa propre histoire, d’un continent à l’autre, son intériorité, la poétique de ses constructions dans un espace imaginaire est une question de mémoire.

Comme les cristaux d’un flocon de neige, la multiplication des fractions engendrent des nouvelles perspectives. « Un tableau c’est un voyage sur différents plans, à différentes échelles, je zoom à l’intérieur. La couleur c’est ma passion ». Aérienne, l’image flotte, des paysages labyrinthiques, des villes et des ponts rappellent les pensées de navigateurs, explorateurs, cartographes, géographes, géomètres, bâtisseurs, ingénieurs, rassemblés pour un énorme chantier à venir : Leur ville, le paysage urbain qu’ils imaginent est sur le point d’éclater en mille autres villes et paysages, dans une étrange atomisation de l’espace.

L’encre pour les transparences rend cursif le langage de la peinture : « Je me fabrique des grilles empreintes, je travaille le style fluide de la peinture chinoise, me servant de plus en plus de pleins et de vides ».
Sous l’influence marquante de l’esprit constructiviste du Bauhaus, Florence Keller est empreinte de l’atmosphère de l’ère industrielle, du siècle de la technologie, du constructivisme.
La tactilité de Paul Klee, la lyrique de Kandinsky n’est pas vraiment dans ses fibres. En revanche, elle est proche de la sensibilité plus rigoriste incarnée dans les œuvres de Laslo Moholy Nagy : « Je suis intimement convaincu que des formes offrant une harmonie mathématique, réalisées avec précision, sont remplies de qualités émotionnelles et qu’elles créent un équilibre parfait entre le sentiment et l’intellect » écrivait -il en 1949 dans The New Vision and Abstract of an Artist, New York.

Florence Keller déjoue la ville contemporaine, ses promesses futuristes, la foi dans l’architecture, dans la ligne droite, dans la forme géométrique et dans le calcul mathématique par la réduction de l’espace dans d’autres espaces. L’espace engouffre l’espace en le multipliant.
L’artiste entame un jeu avec l’infini, avec le chaos. Lorsque l’esprit tente de mesurer la portée de la réalité, les formes lui échappent par un glissement vertigineux.
Les segments et les figures géométriques sont parfaits, l’opacité de la couleur pose une apesanteur en définissant la réalité spatiale. Ce qui semble être réalisé ne l’est pas puisque ce qui semble être réalisé ne cesse de se pixelliser, et d’échapper à la définition.

Les grilles et les carreaux nous ramènent au fait pictural à La nappe à carreau de Bonard. L’artiste du Cannet recrée une réalité intimiste et insouciante comme si la réalité était juste cela. La réalité nous trompe, semble nous dire Florence Keller.

Ileana Cornea, Paris juin 2013